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UKRAINE : A L’EST, DU RENOUVEAU

Site web / 7 portraits / juin 2017

Pays de « confins » – comme l’indique son étymologie – situé à la confluence de l’Europe centrale, de la Russie et de la mer Noire, l’Ukraine tente d’affirmer son existence dans un contexte géopolitique complexe. Si l’enjeu est à l’évidence territorial, il est également culturel pour une nation que les siècles ont souvent condamnée à se fondre dans un ensemble plus vaste.

En lien avec l’Institut français, la fabrique documentaire propose, sous forme de feuilleton hebdomadaire, une rencontre avec sept acteurs ukrainiens de la production culturelle. Editeurs, producteurs, curateurs, galeristes, organisateurs de festival… Dans une nation renaissante aux contours encore flous, ils incarnent une nouvelle génération avide de tisser des liens avec le reste de l’Europe.

(existe aussi en version anglaise)

7. Pavlo Gudimov : Moi Galerie

Malgré son air juvénile Pavlo Gudimov est un predok. Un ancêtre. Hier membre du groupe rock Okean Elzy, aujourd’hui figure indépendante du monde de l’art avec son concept de Ya Gallery, « Moi Galerie »…

Pavlo Gudimov
[Pavlo Gudimov à la Ya Gallery, Kiev, avril 2017 – photo : Olga Ivashchenko]

Située depuis 2007 dans le quartier du Podil, la ville basse au bord du Dniepr, la Ya Gallery et les projets qui l’accompagnent, Ya Design, Artbook, Gudimov (autour de la musique), s’étendent jusqu’à Dnipro (ex-Dniepropetrovsk, troisième ville d’Ukraine située à l’est du pays) où Pavlo Gudimov a installé en 2010 une succursale. Mais son influence se situe bien au-delà encore. Sur les cimaises de la Saatchi Gallery de Londres ou dans la ville rose de Toulouse par exemple. Le projet se déploie dans le temps et l’espace depuis tout juste dix ans.

Pourquoi s’implanter dans ce quartier où l’histoire industrielle croise celle du commerce ? « C’est une évidence. Ici il y a un mixage réussi entre l’histoire et le contemporain. Au XIXe siècle, de nombreux peintres sont venus s’y installer. L’université de Mohyla est tout proche. » En 1992 cette université ancestrale avait su se renouveler de fond en comble avec une méthode d’éducation plus ouverte sur le monde. Une nouvelle ligne se profile alors à l’horizon. L’époque, le temps s’y prêtent. La jeunesse est là. Le vieux monde, las.

Flash-back

Pour s’approcher de Pavlo il nous faut changer de focale. En somme élargir notre champ de vision afin de mieux suivre à travers ses multiples vies le cours sinueux des changements culturels de l’Ukraine.

Né en 1973 à Lviv, alors centre culturel réputé, il est le petit-fils d’un architecte qui pratique la photo. Celui-ci joue pour le petit Pacha, surnom de Pavlo, le rôle de passeur : « Il est celui qui me relie à l’art moderne des Picasso, Fernand Léger… » En 1981, il commence à étudier le français. Il reçoit une formation de paysagiste. Son entrée dans l’âge adulte coïncide avec le moment où son pays pousse la porte de l’indépendance, en 1991. Il quitte l’école, rêve de devenir guitariste. Il cofonde avec trois autres membres le groupe de rock Okean Elzy, avant de prendre la tangente. Direction Kiev.

5 albums et 14 ans plus tard, Pavlo quitte le groupe en 2005. « J’avais une carrière. Derrière et devant moi. A chaque manifestation, on nous écoutait. Mais après la Révolution Orange, en 2004, j’ai pensé que c’était le moment idéal pour réaliser d’autres rêves artistiques. »

                   « Pour moi, le vrai changement vient de ma vie »

 

« Ce qui m’intéressait vraiment dans mon activité de musicien, c’était de rencontrer de nouvelles personnes. » Toujours élargir sa ligne d’horizon, épaissir le mystère des relations. « J’apprécie quand les territoires se croisent. » A plusieurs reprises Pavlo utilise le terme de mixage. « Cela évite l’isolement. C’est surtout une nouvelle étape. Il faut que les arts se croisent, interfèrent, se nourrissent. Comme les avant-gardes des années 1920 ont su le faire, les années 1960, via Khrouchtchev, qui ont donné naissance à une seconde avant-garde. Nous sommes riches de tout cela. »

Pavlo Gudimov, en 2005, vous êtes une personnalité publique, jouant dans un groupe réputé. Vous quittez le groupe et deux ans plus tard vous ouvrez une galerie d’art contemporain. Pourquoi ?
Pavlo Gudimov :
En fait dès 2001, j’avais créé le studio Ya Design. Une initiative pluridisciplinaire dans laquelle se retrouvaient différents concepteurs expérimentaux aptes à nourrir des projets artistiques. A cette époque, il existait de nombreux travaux amateurs dans le champ artistique. On pourrait comparer cela au Sound System, avec beaucoup de créativité, d’énergie. Au bout de cinq ans nous nous sommes dit qu’il fallait peut-être mieux structurer tout cela et apporter une dimension professionnelle. C’est dans cet esprit qu’est né Ya Gallery Art Center, avec l’envie de donner la possibilité aux artistes de travailler avec des collectionneurs.
Cependant le volet artistique a été séparé du centre d’art. Ya Design fait maintenant partie du projet artistique Gudimov d’exploitation culturelle en lien avec l’architecture, le design d’intérieur, la conception de paysage, la conception graphique et web. Sans oublier l’édition avec des catalogues qui accompagnent les projets du Art Center et ses auteurs.

Que signifie travailler de manière indépendante dans l’art contemporain en Ukraine ?
Pour Ya Gallery, être indépendant, cela signifie travailler sans le système. Eh oui : contrairement à la France par exemple, ici les structures culturelles n’ont pas cette tradition de travailler avec l’Etat. En fait, nous développons une forme de mécénat avec des fondations privées. Toutefois, depuis l’ouverture en 2007, les choses ont évolué et moi aussi j’ai changé. Ma position de citoyen s’est affirmée et mon rôle social est celui d’un manager de la culture. Aussi nous travaillons pour le ministère de la Culture en leur apportant du conseil.

Vous avez des exemples ?
Nous travaillons avec les musées artistiques nationaux de Kiev, de Lviv, et avec les musées d’art d’autres villes. Au total une dizaine. Nous les accompagnons dans leur réflexion autour de leur collection. Nous jouons le rôle de curateur, de muséographe et nous essayons de mixer les époques. Pour monter tout cela, nous travaillons également avec des fondations privées. Vous savez le changement est possible dans notre pays. Montrer l’énergie qu’il y a dans l’art contemporain c’est une aussi une responsabilité sociale.

« Le changement est possible dans notre pays.
Montrer l’énergie qu’il y a dans l’art contemporain
est une aussi une responsabilité sociale »

 

Le terme de mixage revient souvent dans vos propos : mixage historique au sujet de votre implantation dans le quartier du Podil, mixage des arts… C’est important ce besoin de croiser les genres ?
Ce qui fait la richesse du quartier du Podil ce sont toutes les sédimentations historiques qui le composent, depuis ses populations hétérogènes, marchands, ouvriers, peintres, en passant par les bâtiments de styles différents qui abritent aussi bien des bureaux que des galeries, des théâtres, des bouquinistes… Nous sommes situés à ce carrefour. Ya Gallery est conçu comme un territoire de communication qui rend les choses possibles. C’est pourquoi nous travaillons avec de nombreux curateurs. Ce fut le cas pour l’exposition consacrée au film de Sergueï Paradjanov, Les Chevaux de feu (1964) au musée national de l’Arsenal (Kiev) avec le Culture Museum Complex en 2016. Un projet à la fois culturel sur une œuvre cinématographique importante dont le tournage eut lieu dans les Carpates et le montage dans les studios Dovjenkho à Kiev ; mais aussi artistique à travers des travaux spécifiques qui relisaient l’œuvre du maître. C’est une époque à laquelle nous avons envie de nous référer car ce fut en URSS une période révolutionnaire sur le plan artistique, avec de nouvelles formes de liberté. C’est cela que nous faisons, créer des ponts afin de propager l’art à un plus grand auditoire. Et ce n’est pas de la propagande.

Propos recueillis à Kiev et à Paris par Sébastien Lecordier

Exposition "Shadows of the Forgotten Ancestors"
[Exposition « Shadows of Forgotten Ancestors » (« Les Chevaux de feu »), Musée national de l’Arsenal, Kiev, 23 mars – 10 avril 2016]

6. Ivan Kozlenko et Olga Zhuk,
Centre national Oleksandr Dovzhenko

 A la tête du Centre national Oleksandr Dovzhenko, du nom du célèbre cinéaste ukraino-soviétique, Ivan Kozlenko et Olga Zhuk ont pour mission de mettre en lumière le patrimoine cinématographique ukrainien.

Ivan Kozlenko
Olga Zhuk
[Ivan Kozlenko et Olga Zhuk au Centre national Oleksandr Dovzhenko, Holosivski, mars 2017 – photos: Olga Ivashchenko]

Dans le faubourg de Holosivski, à l’architecture socialiste marquée, s’élève un vaisseau de briques et de carreaux pas comme les autres. L’usine d’impression de films sur pellicules de Kiev a été construite en 1948 par des prisonniers soviétiques et des ouvriers locaux, sur les plans de spécialistes venus de Leningrad (actuelle Saint-Petersbourg). Très vite, l’usine a porté le nom d’Oleksandr Dovzhenko (Alexandre Dovjenko), mythique réalisateur ukraino-soviétique (La Terre, 1930) et figure tutélaire des cinémas de Kiev.

Durant ces décennies, des kilomètres de pellicules ont été fabriqués dans le laboratoire chimique de l’usine, toujours en activité, bien qu’à une plus petite échelle. Au tournant des années 2000, l’usine a périclité et en 2007, l’Etat a vendu une partie des bâtiments pour financer l’installation dans l’usine des archives nationales du cinéma ukrainien. Il faut dire que les bobines de plus de 5000 films dorment dans cette usine majestueuse.

En 2014, Ivan Kozlenko a été nommé directeur du Centre national Oleksandr Dovzhenko, il a pour feuille de route de faire de ce lieu la référence majeure du cinéma ukrainien, une cinémathèque de renommée internationale. En période de crise économique, alors que le secteur public s’éveille tout doucement à la diplomatie culturelle, le chemin est encore long. Mais Ivan Kozlenko, ainsi qu’Olga Zhuk, sa directrice artistique, ont lancé plusieurs projets, dont un musée du cinéma qui devrait ouvrir à l’automne 2017.

Comment fonctionne le Centre national Oleksandr Dovzhenko ?
Ivan Kozlenko :
Le centre Dovzhenko a été établi en 1994 en tant que centre national d’archive du film ukrainien. Nous sommes une institution d’Etat, sous la tutelle du ministère de la Culture. Nous employons 40 personnes : certains ouvriers travaillent aux laboratoires depuis les années 1960 et maîtrisent sur le bout des doigts le processus d’impression chimique d’un film, on trouve aussi un département de recherche, de promotion, ainsi qu’un patrimoine bâti très important.
Seulement, le numérique s’est imposé, et quand je suis arrivé comme directeur en 2014, j’ai compris que l’ère du stockage matériel touchait à sa fin et que l’impression du film sur pellicule ne permettrait plus de générer de revenu. Nous avons dû nous réinventer pour trouver une nouvelle identité et nous avons décidé de complètement réaménager cet environnement post-industriel pour en faire un projet culturel majeur.

A quoi va ressemble le futur centre ?
Olga Zhuk
: C’est l’institution la plus importante de l’histoire ukrainienne en matière de cinématographie. Il a été décidé d’en faire une institution culturelle plus ouverte avec une mission éducative et expérimentale. Le centre va accélérer ses activités l’automne prochain avec l’ouverture d’un musée du film, une librairie, un lieu dédié aux musiques vivantes, une école de photographie…
Ivan Kozlenko : Nous avons rénové une bonne partie du bâtiment, désormais nous devons travailler sur le design. A la fin de la rénovation à l’automne, le musée ouvrira dans deux grands halls d’exposition. Nous avons dans l’idée de louer notre grande surface de toit pour y organiser des concerts. C’est un projet qui se veut collaboratif car durant l’année 2014, celle de la révolution, nous n’avions pas de financements gouvernementaux et nous avons dû résoudre tous les problèmes par nous-mêmes. Nous avons dû collaborer avec de nouveaux partenaires, comme le Festival d’art contemporain, la compagnie de théâtre Dakh de Vlad Troitsky, etc.

« Notre équipe de recherche explore le cinéma ukrainien »

 

Le centre Dovzhenko a-t-il vocation principale à toucher le public ukrainien ou à s’ouvrir sur l’international ?
Olga Zhuk
: Nous visons le public le plus large possible, notamment en mettant l’accent sur les enfants et les adolescents. Nous allons également promouvoir le film ukrainien à l’étranger en mettant à disposition des copies pour des institutions cinématographiques internationales. Notre équipe de recherche explore le cinéma ukrainien. Par exemple nous faisons un gros travail autour du film muet, que nous mettons en événements avec de la musique live : ça marche particulièrement bien, à Kiev, mais aussi dans d’autres villes d’Ukraine.
Ivan Kozlenko : Malheureusement, nous devons encore faire face à un manque de cadre législatif. Nous sommes certes sous la co-tutelle du ministère de la Culture et de l’Agence nationale du film ukrainien (DerzhKino), mais la loi ne nous reconnaît pas encore exactement comme archive nationale. Néanmoins une loi est en préparation au parlement, et nous espérons qu’elle sera passée prochainement. Alors, pour faire fonctionner cette cinémathèque ukrainienne, nous pourrons prendre exemple sur ce que font le British Film Institute (BFI) à Londres, ou bien encore les Archives du film tchèque à Prague. Ils ont une activité intéressante de promotion à l’étranger, ce que nous souhaiterions également développer.

Propos recueillis à Holosivski par Stéphane Siohan


[Site Internet du Centre national Oleksandr Dovzhenko – capture d’écran]

5. Svitlana Smal et Victoria Leshchenko : l’action documentaire de Docudays UA

Svitlana Smal et Victoria Leshchenko coordonnent à Kiev Docudays UA : un festival international de films documentaires consacrés aux droits humains, dont l’action et l’ambition débordent largement le champ du cinéma.

Svitlana Smal et Victoria Leshchenko
[Svitlana Smal (gauche) et Victoria Leshchenko à Kiev, décembre 2016 – photo : Olga Ivashchenko]

Qu’est-ce que le festival Docudays UA ?
Svitlana Smal et Victoria Leshchenko : Docudays UA est un festival de cinéma documentaire consacré aux droits humains, sujet qui laisse un assez vaste choix de programmation. Depuis 2003, il se tient chaque année à Kiev durant la dernière semaine de mars. Le festival comporte quatre sélections compétitives, dont une de courts métrages et une de documentaires ukrainiens. Les projections suivies de débats, cœur du festival, s’accompagnent de rencontres professionnelles et de master classes avec des réalisateurs.
La 14e édition aura lieu très prochainement, du 24 au 31 mars 2017. En 2016, la 13e édition, suivie par plus de 27 000 spectateurs dans trois cinémas de la capitale ukrainienne, avait accueilli 96 films, dont 45 en compétition, autour du thème “Au-delà des illusions”. En près de quinze ans d’existence, le festival a su se tailler une belle notoriété internationale, se soldant par des partenariats avec des institutions comme the Institute of Documentary Film (Prague), the Krakow Film Foundation (Cracovie), Sheffield Doc/Fest, Dok Leipzig, CinéDOC-Tbilisi, le quotidien britannique The Guardian…
Nos financements viennent essentiellement de l’Agence suédoise pour le développement et la coopération internationale, ainsi que de la International Renaissance Foundation (Kiev, membre du réseau des fondations Open Society), de la Délégation de l’Union européenne pour l’Ukraine et du National Endowment for Democracy (Etats-Unis). L’Agence publique du film ukrainien (Ukrainian State Film Agency) est également un partenaire fiable, dont la contribution est fixée annuellement. Malgré la situation difficile à l’Est du pays, elle nous a accordé en 2016 une aide de 150 000 Hryvnia (environ 5 300 euros), en plus de sa protection et d’un important soutien administratif.
Nous avons enfin des revenus propres, mais ils sont assez faibles car notre politique est de rendre le documentaire le plus accessible possible aux Ukrainien/nes, ce qui se traduit par des séances dont l’entrée est gratuite ou à prix très réduit (de l’ordre de 20 Hv, soit environ 0,70 €).

Au-delà de l’organisation d’un festival à Kiev, comment tentez-vous de rendre le documentaire accessible aux Ukrainien/nes ?
Nous travaillons notamment dans deux directions : production et recension de films documentaires traitant de la réalité ukrainienne, élargissement géographique et numérique de la diffusion documentaire. Docudays UA connaît d’abord un prolongement important chaque automne et durant l’hiver : le festival devient alors itinérant dans la quasi-totalité des 25 régions (oblast) de l’Ukraine et ce, jusque dans le Donbass (partie non-occupée) en conflit et même en Crimée sous contrôle russe depuis 2014. En 2016, le festival itinérant Docudays UA Traveling Festival a ainsi rassemblé plus de 110 000 personnes dans 238 villes et villages de l’Ukraine. De plus, nous fédérons un réseau de 200 ciné-clubs dédiés à l’éducation populaire aux droits humains. L’année dernière, ceux-ci ont accueilli près de 50 000 spectateurs.
Notre petite équipe, une quinzaine de personnes en tout, produit et réalise également des documentaires sur la réalité ukrainienne. L’un d’entre eux, Ukrainian Sheriffs (Roman Bondarchuk, 2015) relatant les tribulations de deux gardiens de la paix improvisés dans un village au sud du pays, a connu un grand succès : Prix spécial du jury de l’International Documentary Filmfestival d’Amsterdam 2015, nomination pour représenter l’Ukraine dans la compétition pour l’Oscar du meilleur film étranger 2016. Par ailleurs, nous achetons des droits à des producteurs et réalisateurs ukrainiens afin de pouvoir montrer leurs films pendant cinq ans : à ce jour, nous disposons d’une collection d’une cinquantaine de documentaires. Depuis peu, nous proposons la sortie en salles de certains de ces films, et le public est au rendez-vous. Enfin, nous disposons d’une plateforme de diffusion en ligne, Docuspace.org, où nombre de ces films, ceux qui portent sur les droits humains en Ukraine, peuvent être vus gratuitement.

« La diffusion du cinéma documentaire est importante
pour la constitution d’une société civile en Ukraine »

 

En quoi cette action documentaire vous semble-t-elle utile en Ukraine aujourd’hui ?
A Docudays UA, nous pensons que la production et la diffusion de ces films est importante pour la constitution d’une société civile : le moins que l’on puisse dire est que l’éducation aux droits humains, à la conscience citoyenne, à la conscience politique au sens large, n’est pas dans les priorités de l’action publique en Ukraine. Or nous croyons en le pouvoir d’éducation populaire du documentaire. En son pouvoir d’émotion. En son pouvoir d’éducation. En sa capacité à transmettre de la connaissance et à susciter de la mobilisation.

Propos recueillis à Kiev par Benjamin Bibas et Francky Blandeau

Docudays UA

4. Marina Orekhova, productrice documentaire indépendante

Productrice de documentaires basée à Kiev, Marina Orekhova évoque le bouillonnement audiovisuel ukrainien et son ouverture sur le reste de l’Europe.

Marina Orekhova
[Marina Orekhova à Kiev, décembre 2016 – photo : Olga Ivashchenko]

Née à Kiev en 1980, Marina Orekhova y exerce depuis près d’une dizaine d’années le métier de productrice exécutive indépendante. Active dans le champ du documentaire, elle met son expérience au service de productions télévisuelles ukrainiennes ou plus souvent internationales. Parmi ses derniers travaux, The Russian Woodpecker (Chad Gracia, 2015), film sur les causes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, premier prix du Documentaire international au festival de Sundance 2015.

Auparavant, Marina Orekhova a été pendant trois ans directrice exécutive de Molodist, festival international du film de Kiev. Ses partenaires de travail actuels sont pour la plupart des producteurs délégués ou des cinéastes qu’elle y a rencontrés. De là est venue l’envie de faire des films, dans le sens le plus concret du terme : « je ne suis pas le genre de personnes qui a de grandes idées, plutôt de celles qui rendent les choses opérantes ». Son parcours et son métier l’ont d’emblée ouverte sur le vaste monde : à l’inverse de nombre de ses contemporains, elle n’a pas fait la démarche de s’exiler longuement. A l’avenir, elle aimerait quitter le domaine parfois aride du documentaire pour aborder celui, plus créatif et plus rémunérateur, de la fiction.

En quoi consiste le métier de productrice exécutive à Kiev ?
Marina Orekhova :
A Kiev comme ailleurs, être productrice exécutive requiert beaucoup d’énergie : il faut être à l’écoute des idées souvent impossibles des réalisateurs, et surtout être capable de les matérialiser. En Ukraine, ce n’est pas simple pour au moins deux raisons. D’une part, l’économie audiovisuelle est entièrement tournée vers les grosses productions commerciales. Du coup, pour les petites productions documentaires, ce n’est pas simple : le matériel, les accessoires, les lumières… tout doit être trouvé à la force de la débrouille. D’autre part, le rapport aux autorités est compliqué. Dans 99 % de mes tournages, je travaille avec des équipes étrangères qui n’ont aucune expérience de l’administration ukrainienne et de ses lourdeurs héritées du système soviétique. Il leur faut une compétence locale pour obtenir des autorisations de tous ordres, et c’est un des rôles importants que je tiens. Dans ces conditions, produire des documentaires ambitieux est particulièrement excitant : leur bonne mise en oeuvre est toujours improbable, elle ne dépend que de votre engagement et de votre créativité, c’est toujours une victoire lorsqu’un tournage est réussi !
Ce qui fonctionne bien en revanche à Kiev, c’est la qualité de nos techniciens. Ceux-ci sont bien formés, ils ont été à bonne école et bénéficient d’une culture cinématographique où dominent de grandes figures comme le cinéaste ukraino-soviétique Alexandre Dovjenko (La Terre, 1930) ou encore Sergueï Paradjanov, qui a beaucoup tourné en Ukraine (notamment Les Chevaux de feu, 1964). D’une façon générale, le milieu de l’audiovisuel et de la culture est bouillonnant à Kiev : il y a de l’énergie, de la curiosité, de l’envie de faire, une société en demande de films et vous disposez d’une grande autonomie dans votre travail. C’est un excellent lieu pour produire des films lorsqu’on est un réalisateur jeune ou d’âge moyen.

« J’aimerais que des hommes politiques
ou des entrepreneurs ukrainiens
prennent davantage l’initiative
de financer de petits centres d’art »

 

Depuis votre métier, quel regard portez-vous sur l’Europe ?
Depuis deux ou trois ans, si la scène audiovisuelle ukrainienne est florissante, c’est grâce à l’Europe. Des films ukrainiens sont régulièrement sélectionnés dans des festivals européens. Les auteurs, producteurs, réalisateurs ukrainiens bénéficient de l’attrait des institutions européennes pour l’Europe de l’Est : ils peuvent ainsi étudier dans des écoles de cinéma en Pologne ou aux Pays-Bas, obtenir des bourses d’écriture, etc. Nous sentons que l’Europe nous est ouverte. Dans mon métier spécifique par exemple, les producteurs ukrainiens ont besoin de se former à présenter de façon convaincante un projet de film à des bailleurs… eh bien il suffit d’aller voir ce qui passe dans d’autres pays européens et d’apprendre ! Et ces échanges n’en sont qu’à leurs débuts. Du coup je me sens bien à Kiev aujourd’hui, personnellement et professionnellement : vivre à Kiev permet d’avoir accès à toute cette ouverture.
Sur le plan des institutions culturelles, l’Europe est aussi un modèle : quand on voit la Cinémathèque allemande à Berlin ou la Cinémathèque française à Paris, la qualité de leurs expositions et de leurs médiathèques, et surtout les files d’attente qui se forment devant leurs guichets dès le matin en semaine pour voir des films du monde entier… On se dit que les institutions culturelles ukrainiennes sont encore loin de ce niveau d’activité. Or il y a de l’argent dans ce pays. J’aimerais que des hommes politiques ou des entrepreneurs ukrainiens prennent davantage l’initiative de financer des petits centres d’art, des laboratoires culturels, des galeries, afin que toute la créativité de la jeunesse puisse s’exprimer.

« Kiev est une ville déprimante sur le plan politique,
mais enthousiasmante sur le plan culturel »

 

Vous parlez de Kiev comme d’une ville ouverte sur l’Europe, bouillonnante d’énergie et de créativité. C’est l’effet Euromaïdan ?
Absolument pas. Les événements d’Euromaïdan en 2013-2014 ont certes ébranlé ce pays, ce fut une immense expérience de liberté. Mais trois ans après, nous avons compris que tout ce que nous avions combattu, notamment la corruption et l’utilisation des institutions publiques à des fins personnelles, sont encore là. Les visages ont changé, mais les pratiques demeurent. De ce point de vue, Kiev est une ville enthousiasmante sur le plan culturel, mais déprimante sur le plan politique. Car nous avons déjà connu cette sensation après la Révolution Orange de 2004-2005… sauf qu’à l’époque, malgré des heurts importants à Kiev, il n’y avait pas eu de morts. Neuf ans plus tard, une centaine de personnes ont perdu la vie sur la place Maïdan en février 2014. J’espère – et à nous de faire en sorte, qu’ils ne soient pas morts en vain.

Propos recueillis à Kiev par Sébastien Lecordier et Benjamin Bibas

The Russian Woodpecker (Chad Gracia, 2015)

3. Mikhailo Glubokyi (Izolyatsia),
déplacé culturel

L’histoire de Mikhailo Glubokyi se confond avec celle du centre d’art Izolyatsia : du fait du conflit à l’est de l’Ukraine, tous deux ont été déplacés de Donetsk à Kiev.

Mykhailo Glubokyi - Izolyatsia
[Mikhailo Glubokyi devant une photo de l’artiste polonaise Alicja Rogalska à Izolyatsia, Kiev, décembre 2016 – photo : Olga Ivashchenko]

Sur sa page Facebook, Mikhailo Glubokyi présente son poste de travail avec humour : gourou de l’information technique pour la fondation Izolyatsia, une plateforme dédiée aux initiatives culturelles. Diplômé de l’Université Technique de Donetsk, dans la région du Donbass (sud-est de l’Ukraine), Mikhailo occupe de nombreuses fonctions au sein de la fondation : coordinateur, programmateur, directeur de la communication. Izolyatsia compte vingt-huit salariés répartis entre la plateforme et la « Izone », un espace étendu sur deux étages dédiés au co-working et aux lab. L’organisation est souple, légère, avec un fonctionnement horizontal et peu de rapports hiérarchisés. L’énergie du lieu provient de l’interaction importante qui existe aussi bien entre les personnes internes à l’organisation qu’extérieures à elle, comme les artistes en résidence ou locaux.

Âgé de 30 ans, Mikhailo Glubokyi est né dans le sud-est de l’Ukraine, près de Donetsk. C’est en terminant ses études à Varsovie qu’il découvre la vitalité des centres culturels et de l’art contemporain. De retour à Donetsk en 2011, il se rend dans l’unique lieu de la ville où s’entremêlent engagement artistique, culturel et citoyen, Izolyatsia. Créé un an plus tôt par Luba Michailova, Izolyatsia est une organisation non gouvernementale à but non lucratif. Le père de Luba Michailova a fait fortune dans l’acier. C’est avec son héritage qu’elle décide de créer un centre d’art dans l’usine familiale désaffectée. Très rapidement, celui-ci intègre le réseau Trans Europe Halles qui réunit 70 membres dans 28 pays, dont Mains d’œuvres à Saint-Ouen. En 2014 le centre est contraint à l’exil, déplacé manu militari par des séparatistes pro-russes (pour voir ce que les autorités paramilitaires pro-russes de Donetsk pensaient en 2014 d’Izolyatsia, on consultera avec intérêt cette vidéo).

« Notre mission principale est de
préserver notre patrimoine industriel en le liant
à la nouvelle culture numérique »

 

C’est au bord du Dniepr, à Kiev, qu’Izolyatsia accoste. Réminiscence de Donetsk, le centre d’art investit également une ancienne usine, de chantier naval cette fois-ci. La dimension industrielle était incluse au cahier des charges. Izolyatsia signifie « isolation ». A l’époque, c’était ce type de matériau que produisait l’usine de Donetsk. L’industrie d’hier est devenue le patrimoine d’aujourd’hui.

A l’intérieur de cet immense cube aux briques grisâtres, trois étages multifonctions. Tout type d’évènement est accueilli : festivals, expositions, concerts, conférences, lectures, ateliers. L’important est de créer des synergies entre différents acteurs, qu’ils soient locaux, nationaux ou internationaux.

Ainsi, l’exposition « Blue Box. Common Places and Contemporary Artistic Practices ». Des curateurs internationaux invitent des artistes à répondre à des problèmes spécifiques rencontrés à Kiev, Minsk, Tbilissi, Varsovie et Chisinau. C’est par exemple à Chisinau, capitale de la Moldavie, que travaille Alicja Rogalska. Par la photographie et le médium vidéo, elle met en lumière un problème d’intérêt général en Moldavie : la difficulté d’avoir accès à l’eau potable. Installation : des personnes ingurgitent le liquide sans l’avaler et parcourent ainsi plusieurs kilomètres jusqu’au Parlement. Un engagement où l’art, la culture sont pensés en lien avec une évolution sociale ou politique. Toute la démarche d’Izolyatsia. Explication avec Mikhailo Glubokyi.

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le projet développé par Izolyatsia ?
Mikhailo Glubokyi :
Je suis arrivé à Izolyatsia en 2011, donc quasiment depuis le début de l’aventure. A Donetsk, c’était le seul lieu qui montrait de l’art contemporain. Il fallait que j’en fasse partie. Ensuite, ce qui m’intéresse avec la fondation, c’est la manière dont la société est abordée. La plateforme accueille des artistes, des curateurs, mais aussi des entrepreneurs de start-up. Elle crée des passerelles entre ces mondes et offre la possibilité de partager les expériences de chacun. Lorsqu’une personne d’un pays étranger vient en résidence, elle échange avec des acteurs locaux. Ces derniers bénéficient alors d’un point de vue nouveau, tant sur leur travail que sur le monde. De plus, il y a sans cesse des nouvelles idées qui émergent. J’ai un métier à part. En fait j’apprends tous les jours, ce qui est rare.

Comment s’est passée l’arrivée d’Izolyatsia à Kiev ?
Nous avons été extrêmement chanceux. Beaucoup de personnes nous ont aidés. Certaines personnes sont venues physiquement et ont participé à notre installation. Sur le plan international nous sommes suivis par une communauté d’institutions, d’artistes qui nous ont apporté bien plus que leur soutien. Elles ont alerté les médias. Cette solidarité, tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur, a été bénéfique. Les réseaux sociaux également ont joué leur rôle en organisant des flash mob. C’étaient des moments touchants. Tout ceci pose une question essentielle pour nous, et que nous nous posons encore, inlassablement : que devons-nous faire ici à Kiev ?

Quel but ou mission principale s’est fixée la fondation ?
Notre mission principale est de préserver notre patrimoine industriel en le liant à la nouvelle culture numérique, technologique. Il faut bien avoir à l’esprit que cet héritage est important, surtout dans le sud-est du pays. En effet, l’histoire de cette région, le Donbass, c’est le développement industriel. Jusqu’au début du XXe siècle, il existe seulement des petits villages. Et lorsque les gens se sont aperçus qu’il y avait du charbon, puis du minerai de fer, des villes se sont construites. Ensuite il y a eu les aciéries où la plupart des habitants ont travaillé pendant des décennies. L’industrie a façonné le paysage, les corps, les esprits. Aujourd’hui c’est fini mais son empreinte demeure.
L’une des raisons du conflit provient du manque d’informations et des nombreuses difficultés à construire une information fiable. En cela, il devient difficile d’établir un dialogue social. Bien que nous soyons situés à Kiev, nous œuvrons toujours dans cette région. Notamment avec des programmes liés à l’éducation. C’est un de nos axes de travail : rendre possible le développement de l’économie, de la culture, de l’environnement afin d’ouvrir un espace de dialogue.

« L’une des raisons du conflit
provient des nombreuses difficultés à
construire une information fiable »

 

Vous pensez que les choses changent, évoluent ?
Comme je vous le disais, ce que j’apprécie dans mon travail c’est d’avoir une plus grande compréhension des problèmes sociaux, économiques et d’envisager des réponses possibles à ces problèmes. Je pense par exemple à des habitants de Marioupol, un port industriel situé à l’est du pays. En 2016 les habitants ont commencé à faire de l’art. Avant la guerre, l’art n’intervenait pas dans la vie des gens. C’était trop éloigné d’eux, de leur quotidien. Mais aujourd’hui de nouveaux espaces dédiés à la culture se sont ouverts.

Propos recueillis à Kiev par Sébastien Lecordier

Izolyatsia (Kiev)
[Le cerf en métal, unique vestige de Donetsk, placé à l’entrée d’Izolyatsia à Kiev, décembre 2016 – photo : Sébastien Lecordier]

2. Anna Kravets (VCRC) : dépasser le « précariat culturel ukrainien »

« Arts, connaissance et politique » : entretien avec l’une des très actives bénévoles du Visual Culture Research Center (Kiev)

Anna Kravets - photo : Olga Ivashchenko
[Anna Kravets dans le cadre de l’exposition « Kinotron », Visual Culture Research Center, Kiev, décembre 2016 – photo : Olga Ivashchenko]

Membre bénévole du Visual Culture Research Center, par ailleurs traductrice, Anna Kravets, 28 ans, « représente un peu le précariat culturel ukrainien, une situation partagée par beaucoup de jeunes aujourd’hui dans la capitale ». Cela n’empêche pas cette jeune activiste parfaitement francophone de participer à des expositions artistiques ambitieuses. Titulaire d’un master en études culturelles de l’université de Kiev, elle s’est également enrichie d’un master en anthropologie-sociologie-histoire comparée obtenu en 2015 à l’EHESS Marseille : « j’avais besoin de prendre de la distance pour être moins submergée par le contexte politique ukrainien, marqué notamment par les événements d’Euromaïdan et par la guerre dans le Donbass ». Dans le cadre décalé de l’immeuble anodin où s’est installée la galerie du Visual Culture Research Centre, Anna Kravets livre avec précision sa vision du dialogue culturel euro-ukrainien.

Qu’est-ce que le Visual Culture Research Center ?
Anna Kravets : Le « Centre de recherche sur la culture visuelle » a été fondé en 2008 au sein de la Kiev Mohyla Academy, université historique de la capitale ukrainienne. Nous produisons des conférences-débats internationaux et des expositions à partir d’une ligne éditoriale qui s’articule autour des concepts Arts, Connaissance et Politique. Nous pensons que ces trois concepts sont liés car il n’y a pas d’évolution politique sans évolution des connaissances, lesquelles dépendent largement des représentations visuelles qui sont produites et véhiculées. Au début, nous fonctionnions comme un centre de recherche organiquement lié à l’université. Mais en 2012, l’administration conservatrice de l’université a censuré notre exposition « Le corps ukrainien », ce qui nous a amené à quitter l’université pour nous installer dans un cinéma. Là, des circonstances telles qu’une attaque par un groupe d’extrême-droite réagissant à une exposition sur la transsexualité notamment, nous a nouveau forcés à déménager dans un local commercial que nous louons désormais.
Notre démarche est à la fois compréhensive et prospective sur la société contemporaine. Nous recherchons toujours le médium le plus approprié pour traiter de tel ou tel sujet. Notre exposition « Kinotron » (novembre-décembre 2016) met ainsi en lumière le travail du cinéaste expérimental soviétique Félix Sobolev, originaire de Kharkiv (nord-est de l’Ukraine), pour confronter sa vision du futur à notre monde actuel. Constatant une accélération scientifique à son époque, Sobolev et son groupe avaient voulu créer une accélération des imaginaires : où en sommes-nous de ces accélérations aujourd’hui ? Nos expositions sont gratuites, nous sommes ouvert/es à tou/tes : c’est selon nous un impératif dans un pays où, même s’il y a infime minorité de gens très riches, le revenu minimum mensuel ne dépasse pas 50 euros. Nous sommes aussi attentifs à dialoguer le plus possible avec la société, comme nous l’avons fait lors des événements d’Euromaïdan (novembre 2013 – février 2014) où nous animions une « université ouverte » en vue de comparer les différents mouvements d’insurrection en cours dans le monde.

« Euromaïdan et ’’Nuit debout’’, même terminés,
p
erdurent parce qu’ils ont produit des
échanges
fondés sur une aspiration commune

à refonder la société »

 

Vous avez étudié une année en France. Dans quelle mesure les expériences politiques ukrainienne et française récentes vous semblent-elles liées ?
Je pense que comme l’Ukraine, la France vit une période de grands bouleversements. L’Ukraine a été profondément secouée par les événements d’Euromaïdan. Plus qu’un soulèvement populaire contre le président Viktor Ianoukovitch, ces événements s’inscrivent dans une dynamique comparable à celle des Printemps arabes ou des mouvements Occupy. Ils ont été une sorte de fabrique de la politique avec des ateliers spontanés sur les droits humains, les droits sociaux, les droits des femmes, des actions de solidarité humaine comme les tours de garde dans les hôpitaux pour protéger les blessés des affrontements… Ce mouvement populaire avait englobé un public très large, s’inspirant des présumées valeurs « européennes », c’est à dire, l’Europe sociale, l’Europe de l’égalité, même si la plupart des Ukrainiens n’ont jamais visité un pays de l’UE par manque de moyens. Et c’est de Maïdan, cet événement extrêmement inspirant, que sont parties tant d’initiatives culturelles et sociales qui ont cours en Ukraine aujourd’hui.
En France, il me semble que vous avez connu des événements comparables. Il y a eu les attentats de janvier et de novembre 2015, les plus fortes violences politiques que la France ait connues depuis la guerre d’Algérie. Et des millions de personnes dans la rue, puis une vague de commémorations sur la place de la République… laquelle a accueilli, presque en continuité, un mouvement « Nuit debout » d’expérimentations sociales où pour la première fois, l’hymne européen a été joué dans l’espace public par un orchestre spontané. A Maïdan comme à République, il y avait aussi cette notion très contemporaine de « Media Boom », de connexion permanente sur le web ou à la télévision à ces événements. Et puis surtout ce surgissement d’un réseau et cette permanence : Euromaïdan et, sans doute dans une moindre mesure « Nuit debout », sont des événements qui, même terminés, perdurent parce qu’ils ont produit des énergies et des échanges fondés sur une aspiration commune à refonder la société.

« La situation politique est telle,
en Europe
et dans le monde,
que nous sommes dans l’obligation
de redéfinir
ensemble ce qu’est le bien commun »

 

Sur le plan culturel, qu’est-ce que l’Europe et l’Ukraine peuvent s’apporter mutuellement ?
L’Ukraine peut apporter beaucoup à l’Europe car, du fait de sa position géographique excentrée et de son expérience politique particulière, notre pays produit de nouvelles visions de l’Europe, il invite à régénérer ses représentations. Or l’Europe est aujourd’hui un peu perdue dans ses valeurs, dans l’imaginaire qu’elle projette d’elle-même et de la société, mais aussi dans la place qu’elle tient dans le monde : continent historiquement très ouvert, elle essaie aujourd’hui de tenir ses frontières à l’Est comme au Sud tout en conservant son pouvoir d’attraction. En même temps, l’Ukraine aspire à partager les valeurs européennes pour avoir un niveau de vie plus digne et une plus grande justice sociale, ce qui contribuerait à la dégager de sa dépendance aux intérêts des oligarques et de tout un réseau délictuel politico-financier lié au régime russe actuel.
Mais l’Ukraine a aussi besoin d’Europe car elle a besoin de structurer les initiatives culturelles surgies à Maïdan sur le plan institutionnel et financier. Or l’argent manque aujourd’hui pour la culture dans une Ukraine en guerre : seule l’Union européenne, certains de ses pays membres et quelques autres acteurs y investissent des fonds. Mais il ne faut pas voir cet argent seulement comme une aide aux jeunes Ukrainiens désireux d’expérimenter dans le champ culturel. Cela va plus loin : nous avons un urgent besoin d’articuler ces expérimentations et de les lier en projetant un imaginaire social plus général, en Ukraine comme en Europe. La situation politique est en effet telle, sur notre continent et dans le monde, que nous sommes dans l’obligation de redéfinir ensemble, à partir d’une recherche entre autres artistique sur le sens des expériences que nous traversons, ce qu’est le bien commun.

Propos recueillis à Kiev par Sébastien Lecordier et Benjamin Bibas

Exposition "Kinotron" - Photo : Sébastien Lecordier
[Exposition « Kinotron », Visual Culture Research Center, Kiev, décembre 2016 – photo : Sébastien Lecordier]

1. Irena Karpa, jeune visage de la diplomatie culturelle ukrainienne

Depuis Paris, l’écrivaine et actrice de la diplomatie ukrainienne, Irena Karpa, tente de hisser chaque jour les couleurs culturelles de son pays.

Irena Karpa - photo Patrice Bouvier
[Irena Karpa à Paris, décembre 2016 – photo : Patrice Bouvier]

Décembre 2015. Madame la Première Secrétaire auprès du Service culturel de l’Ambassade d’Ukraine à Paris – c’est son titre officiel – détaille par le menu les photographies de Natalia Liubchenkova et son exposition Donbas Groove, « parce qu’il n’y a pas que la guerre en Ukraine, il y a aussi les gens qui résistent, qui organisent leur vie. Comme cet ancien mineur, Ivan, reconverti en agriculteur biologique. » Diplômée de l’Université nationale des langues de Kiev, Irena Karpa n’a pas sa langue dans sa poche : « Avec cette guerre menée dans le Donbass, nous nous séparons psychologiquement de la Russie. »

Née en 1980 en Ukraine, à Tcherkassy, une ville située sur les bords du Dniepr à 200 km au sud de la capitale Kiev, Irena Karpa a beaucoup voyagé. En 2003, elle s’installe en Indonésie, écrit son deuxième livre et enseigne dans une université locale. Elle en profite pour s’imprégner d’un nouveau style de vie et collecter de l’expérience, son leitmotiv.

Génération Maïdan

« Entrée dans le jeu de la diplomatie sans avoir eu d’appui », Irena parle couramment l’anglais, s’exprime dans un français clair, comme nombre de ses jeunes compatriotes. Avec cette touche d’ironie qui fait aussi le sel de ses écrits, huit à ce jour. « Après les évènements d’Euromaïdan (novembre 2013 – février 2014), beaucoup de personnes issues de la société civile sont entrées en politique mais leur ventre est devenu aussi gros que le système était corrompu. » 

Pour Irena, cette révolution a permis à de nombreuses personnes de prendre conscience qu’ils étaient ukrainiens. Il y a eu une envie de plus grande indépendance. « Il y a désormais le désir d’entendre plus de musique ukrainienne, de s’exprimer en ukrainien. Le fait de s’identifier positivement à tout ce qui est ukrainien est un pas vers la liberté. »

« Le fait de s’identifier positivement
à tout ce qui est ukrainien
est un pas vers la liberté »

 

Comment en êtes-vous venue à prendre la responsabilité des affaires culturelles à l’ambassade d’Ukraine à Paris ?
Irena Karpa :
Avant ma prise de fonction, en décembre 2015, je présentais souvent mes livres à l’étranger. J’avais alors beaucoup de difficultés à comprendre la manière dont la culture ukrainienne était présentée et représentée. Pour cette raison, je suis allée proposer mes services au ministère des Affaires étrangères pour travailler à Paris. Après les événements d’Euromaïdan et la destitution du Président Viktor Ianoukovitch, il est devenu possible pour des personnes issues de la société civile de s’impliquer dans les affaires du pays.

Dans quel contexte politique exercez-vous vos fonctions ?
Pour être tout à fait franche, c’est compliqué d’avoir de l’argent de l’Etat et c’est encore plus compliqué de savoir d’où provient l’argent lorsqu’il est privé. Normalement, nous avons un budget pour valoriser l’image de l’Ukraine. Mais, jusqu’en 2016 en tout cas, il est si faible et le fonctionnement administratif si lointain que je suis dans l’impossibilité de payer un billet d’avion ou de payer une chambre d’hôtel. C’est pourquoi je dois aller chercher d’autres sources de financement.
Pourtant, il n’y a rien de mieux que la diplomatie culturelle pour représenter de manière positive l’image d’un pays. Si les hommes d’Etat ukrainiens comprenaient ce qui se joue ici, ils financeraient plus et mieux. Or rares sont les oligarques qui veulent le faire. La Russie l’a très bien compris. Elle investit dans le soft power, comme c’est le cas avec l’exposition « Kollektsia ! » qui se tient à Beaubourg actuellement (jusqu’au 27 mars 2017). Pourtant, il existe bien une scène artistique et culturelle ukrainienne de qualité que j’aimerais tant faire découvrir, montrer.

Quel est le rôle d’une diplomate culturelle ukrainienne dans une capitale telle que Paris ?
Mon rôle est de présenter les actions culturelles de mon pays en France. Pour cela, nous organisons des concerts, des expositions, des festivals. Nous utilisons chaque possibilité pour rehausser l’image de l’Ukraine. Pour ma part, je veux montrer deux choses : que l’Ukraine est un pays européen ; et que l’art contemporain, la poésie, la littérature, la musique, la culture ukrainiennes existent bel et bien. Nos choix artistiques reposent sur la qualité des œuvres.

Quels sont vos objectifs ?
D’un point de vue général, je veux établir un système d’échanges culturels entre nos deux pays. Cela marche très bien avec l’Allemagne : moi-même, j’ai obtenu une bourse pour aller résider et écrire dans ce pays. Et lorsque tu reviens, tu as acquis de l’expérience.
C’est pour cela que je souhaite créer une bourse pour les traducteurs internationaux qui travaillent sur la littérature ukrainienne. C’est important que les traducteurs se déplacent en Ukraine pour comprendre à quelle réalité l’auteur fait référence. Ils doivent en faire l’expérience.
Un autre axe de travail pour moi, c’est de faire se rencontrer des éditeurs ukrainiens et des businessmen internationaux, car c’est très compliqué de recevoir de l’argent de l’Etat ukrainien. Afin de pouvoir faire venir des artistes et des écrivains ukrainiens entre autres ici, en France.
Enfin, j’aimerais beaucoup présenter au Palais de Tokyo 25 années de la scène artistique ukrainienne dans un cadre vivant et convivial : avec de la cuisine locale et un festival de Minimal Techno.

Propos recueillis à Paris par Sébastien Lecordier

Irena Karpa et Sébastien Lecordier - photo Patrice Bouvier
[Irena Karpa et Sébastien Lecordier au Centre culturel ukrainien à Paris, décembre 2016 – photo : Patrice Bouvier]

[Photographie de fond : Kiev, décembre 2016 – photo Sébastien Lecordier]

Coordination
Francky Blandeau
(Institut français)

Textes
Sébastien Lecordier
Stéphane Siohan
Benjamin Bibas

Photographies
Olga Ivashchenko
Patrice Bouvier
Sébastien Lecordier